Russie Russie virtuelle

HUMOUR


Paul Itolog

Je suis une fille facile,
ou l'espéranto fait son coming-out


Oui, je suis une langue facile et de mauvaise vie!

Je vous dirai tout, mais avant faisons les présentations.


On vous le cache, mais il y a en Europe un gros problème.

Certes il y a un tas de problèmes, mais celui des langues est inextricable...

Une armada d'interprètes (cherchons d'urgence interprète maltais-suédois), un système de traduction complexe, coûteux et chaotique.

5 langues véhiculaires, et vingt qui en ressentent de l'injustice!

L'anglais omniprésent, sans raison valable.

Il y a même une unité militaire qui parle tant bien que mal français et allemand, qu'en sera-t-il lorsqu'il y aura des soldats de 25 nationalités? En cas de bavure, pourront-ils plaider la mauvaise compréhension d'un ordre?

"Quand vous avez dit faire bombance, chef, j'avais compris bombe!"


Oui, je suis la solution pour l'Europe.

On a fait l'Europe, on a une assemblée, on a fait l'euro, on aura bientôt une constitution, un président, alors, pourquoi pas une langue européenne?


On vous cache tout, on vous dit rien.

Les politiciens (une centaine de députés européens seulement seraient sensibles à mes charmes, je suis vexée...) et la majorité des intellectuels ont longtemps ignoré ou calomnié l'espéranto.

Les médias m'ont également méprisée. Pourtant, j'ai plus d'un siècle! J'ai survécu, mieux: j'ai prospéré (plusieurs millions me pratiquent, dans plus de 150 pays, avec une grosse progression en Chine) sans aucune aide des médias ou des nations. Seule la Société des Nations m'a une fois reconnue comme le meilleur candidat à une langue internationale, il y a longtemps, en 1922. Sans doute le courageux fonctionnaire a-t-il été renvoyé pour avoir osé fréquenter une jeunette aux moeurs douteuses; même la SDN a été rebaptisée, mais j'ignore si c'est à cause de moi.

Le français et l'italien sont eux-mêmes assez jeunes, et au Moyen Âge la majorité de la population ne parlait que son patois. De même, en son temps, le latin était la langue des clercs, de l'élite.

Le seul fait d'avoir prospéré dans l'ombre prouve ma force et mes qualités. Bien d'autres (le volapük, l'ido, l'interlingua) ont disparu ou végètent.


Oui, j'ai été fabriquée, comme le disent mes détracteurs.

Mais, si ça ne vous fait rien, je préfère dire conçue, créée, mise au monde en 1887 par mon génial papa, le Dr Zamenhof , un Européen avant la lettre, Polonais grandi dans une ville alors russe où coexistaient difficilement quatre langues.

Il m'a conçue dans son modeste laboratoire, à partir de spermatozoïdes latins, ainsi que quelques racines grecques et germaniques, qui ont fécondé un noyau ovulaire grammatical stable et invariable, débarrassé des verbes irréguliers et autres exceptions qui empoisonnent la vie de tant d'autres langues plus célèbres.

J'ai eu un papa mais de nombreuses mamans, tous ces gens qui, pendant plus d'un siècle, m'ont accueillie et réchauffée en leur sein jusqu'à ce que je grandisse et m'épanouisse. Cela m'a d'ailleurs valu la jalousie mesquine de tous ceux qui avaient une maman et de nombreux papas… mais ne comptez pas sur moi pour donner leurs noms.

Cela dit, je ne suis pas la seule "fabriquée": le sanskrit, le swahili l'ont été eux aussi pour résoudre le problème d'une multitude de dialectes.

J'ai été fabriquée, mais je suis bien foutue! Chantante, avec un accent tonique immuable sur l'avant-dernière syllabe, et chaque lettre est prononcée, parce que je n'aime pas le gaspillage.


Oui, je suis une fille facile!

Je suis facile: on me connaît 10 fois plus vite que les autres langues (de l'avis de tous les experts officiels qui m'ont fréquentée, clandestinement, comme si j'avais la vérole).

Ouverte aux autres, je me laisse conquérir en deux à trois semaines (pour la grammaire). Puis, en à peine un an, on me connaît mieux qu'une Anglaise qu'on aurait courtisé sept ans au lycée, cette puritaine compliquée qui change le sens de son verbe pour peu qu'on lui colle une préposition, ou cette pimbêche de Française qui vous snobe sous prétexte qu'on ne connaît point l'imparfait du subjonctif, que d'ailleurs elle n'utilise pas à l'oral, trop occupée à faire autre chose avec sa bouche, m'a-t-on dit, le "french kiss."


Je suis facile et j'en suis fière!

Mais facile ne veut pas dire écervelée, stupide: toutes les subtilités peuvent se traduire en espéranto, par la dérivation des mots à l'aide de préfixes ou de suffixes (en français: faire/défaire, chanter/déchanter, garer/dégarer, marrer/démarrer, heu... non, attendez, enfin bref, vous voyez ce que je veux dire).


Oui, je suis une fille de mauvaise vie.

Cosmopolite: si je connais mon papa et toutes mes mamans, mes ancêtres sont multiples.

J'ai des racines latines, grecques et germaniques. Jusqu'aux asiatiques qui voient comme un air de famille dans ma structure régulière et dans la création logique des mots dérivés.

D'ailleurs, les nationalistes maladifs ne s'y sont pas trompés: Hitler et Staline m'ont férocement pourchassée, et encore aujourd'hui les États me craignent, particulièrement les anciennes puissances coloniales et les Anglo-saxons, qui redoutent que leur clientèle ne préfère me fréquenter, moi, une fille simple, facile et joviale.

Encore aujourd'hui nombre d'experts, s'ils me fréquentent par curiosité ou pour établir sur moi un rapport officiel, c'est en douce, clandestinement, comme une pestiférée, ou comme si je portais en moi le germe du mondialisme, du cosmopolitisme, de l'anarchisme ou de Dieu sait quel fin-du-mondisme, alors que je suis apolitique et indépendante de toute secte.

Tous mes clients me font des confidences car ils se sentent bien avec moi:

Tu sais, ma femme, je l'aime bien, je la connais depuis longtemps, elle est toute mon âme... Mais avec toi, c'est pas pareil, je m'amuse, je crée des mots, je fais des trucs que je ne fais pas avec les autres langues... Et puis, tu ne fais pas de remarques désobligeantes comme ma femme quand elle me lance: "Comment? Tu ne connais pas l'accord du participe passé des verbes pronominaux ?"

Ils ou elles ont raison de me craindre, car une fois qu'on a goûté à mes charmes, les autres deviennent fades ou enquiquineuses: la belle Andalouse qui roule des hanches, la Parisienne branchée, l'Anglaise aux charmes cachés, la Suédoise amatrice de nudisme - toutes ont peur de moi, et elles ont raison. Il suffirait que je dépucèle (en option au bac) - si vous me pardonnez cette familiarité de langage - tous les jeunes au lycée pour qu'aussitôt ils m'aiment pour la vie.

Pourtant, ces langues jalouses ont finalement tort: on ne quitte jamais sa langue maternelle, ni le charme de son patois. Je ne serai jamais que la deuxième femme, la maîtresse, celle qui sert aux rencontres internationales - simple, claire, pratique, toujours prête, sans migraines, mais finalement un simple outil pour satisfaire leurs besoins.

Et que les profs de langue ou les États se rassurent: je connais les hommes, ils auront toujours envie d'aller voir ailleurs...
Je dirais même plus: les profs ne seraient-ils pas ravis d'avoir des élèves qui étudient enfin l'anglais par plaisir et pour découvrir une culture, et non parce que "c'est mieux pour leur avenir"? Idem pour l'allemand "dans le business, c'est important", le russe "le marché s'ouvre à l'Est" ou le chinois "c'est le marché du 21e siècle".

Écoutez les élèves dans la cour du lycée:

"J'ai envie de me taper l'Allemande, mais cette meuf, elle craint, faut la draguer pendant sept ans avant d'y comprendre quelque chose!"

Alors qu'avec moi, l'espéranto c'est facile: c'est "tu veux ou tu veux pas?" Si tu veux, vite fait bien fait: en un an tu me parles couramment.


Oui, je ne suis pas chère.

Si les lycéens me fréquentaient au lieu d'aller voir leurs gourgandines habituelles "parce que c'est mieux pour leur avenir", leurs parents économiseraient des fortunes en cours de soutien et séjours linguistiques. Quant aux dictionnaires, ils en existe de gratuits sur Internet.

Et je ne vous dis pas les économies réalisées par Bruxelles!

Je ne vous le dis pas, tout simplement parce que le coût de la traduction multilingue à l'assemblée européenne est un secret d'État mieux gardé que le niveau réel des élèves en anglais à la fin de leur scolarité...


On me dit sans âme, sans culture, une fille froide quoi...

Depuis un siècle que des passionnés me font vivre, il existe des poèmes et des romans originaux, des traductions, des sites, des forums, des infos (extraits gratuits du Monde Diplomatique en espéranto sur la Toile), des proverbes existent, les jeux de mots sont possibles. L'espéranto, c'est le Linux des langues! Un noyau grammatical immuable sur lequel se greffe le vocabulaire.

Et même si c'était le cas, en quoi un outil de communication sans pareil devrait-il être rejeté par principe, comme le fait le Ministère de l'Éducation nationale, qui le refuse même en option au bac?

Qui donc a lu "Hamlet" en anglais? "Le désert des Tartares" ou "La divine comédie" en italien, "Don Quichotte" en espagnol? N'apprécie-t-on pas mieux ces textes et l'âme du pays dans une bonne traduction?


Je suis si belle que je mettrais en péril les langues régionales!

Merci du compliment. C'est faux (voir plus haut) mais ça fait quand même plaisir!


Je suis une fille de joie, et donc infréquentable!

Oui, ceux qui me découvrent s'amusent avec moi, même les plus réfractaires aux langues; et alors? Pourquoi bouder le plaisir?

Que ceux qui n'ont jamais acheté - à prix d'or - "L'espagnol sans peine", "L'allemand sans haine", "L'anglais les doigts dans le nez" (la rime semble indiquer un manuel ambitieux),"Le russe en trois jours" ou "Le japonais sans hara-kiri" lèvent la main!

Quant aux autres, les masochistes, qui ne fréquentent une langue que si elle leur laisse miroiter bien des souffrances, sachez qu'il existe des filles spécialisées pour ça...


Le Ministère n'a plus un radis et ne peut rajouter une langue.

Tiens, ça c'est vrai!

L'option au bac ne coûterait rien. Familiariser les profs de langue non plus. Ultérieurement, peut-être au 22e siècle (!), les heures d'espéranto seraient forcément prises à l'anglais.

Beaucoup d'espérantistes rêvent que l'on pourrait connaître sa langue nationale, sa langue régionale, l'espéranto, et choisir au lycée une langue étrangère (ou deux pour les littéraires) mais cette fois choisie par goût, et non parce que "c'est mieux pour son avenir".


On vous ment: "mais tout le monde parle anglais".

Voir, sur les sites indiqués ci-après, des réponses précises et détaillées à ce sujet.

Vous savez dire "cheval" - "horse", mais savez-vous dire "jument"? Essayez donc de discuter politique en anglais, avec un Européen ou un Asiatique à fort accent, de même niveau que vous-même, soit dit sans vous offenser.


Je suis facile mais je ne me prostitue pas!

Personne ne m'achète: aucun parti politique, aucune secte.

Le récent parti EDE a proposé de favoriser mon usage, comme un lien entre les peuples, dans un but démocratique.


Certains m'accusent d'antiaméricanisme primaire, comme une vulgaire Amazone en guerre contre les Anglo-Américains; je suis plus raffinée que ça!

D'abord, je les aime bien, les Étatsuniens: ils ont participé aux deux guerres mondiales à nos côtés, ils ont sauvé le monde des extraterrestres à plusieurs reprises dans StarWars et Stargate, leurs dessins animés sont sympas, on se régale de leurs girondes "alertes à Malibu" et de leur filiforme Ally MacBeal, et chaque génération regarde "La petite maison dans la prairie".

Mais faut-il pour autant arrêter de faire des Airbus parce que ça embête Boeing? Faut-il pour autant parler tous anglais en Europe, alors que nous avons sous la main une langue inventée par un Européen, à partir de racines européennes?


Je suis jeune, belle, facile et avenante, ne me jugez pas sur des ragots: essayez-moi!

Je n'ai pas de mac, mais vous pouvez en apprendre de belles sur moi sur Internet, sur de nombreux sites vous dévoileront tous mes secrets d'alcôve.

Par exemple:

- Les articles du Pr Claude Piron, ex-interprète à l'ONU.

- La foire aux questions de la Société Québécoise d'espéranto.

- Divers cours bien conçus (taper "espéranto" dans Google, qui d'ailleurs existe également en version espéranto).


Esperanto