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Piotr YERCHOV


Le petit cheval bossu

Première partie


Traduit par Michel Raslovleff


Contes russes - Piotr Yerchov, 'Le petit cheval bossu' première partie


Au-delà des monts, des ondes,
au-delà des mers profondes,
sur la terre – en face des cieux –
habitait jadis un vieux.
Il avait, le pauvre diable,
trois fistons: un gars capable;
le deuxième – comme-ci comme-ça;
le troisième – un vrai bêta.

V.Milachevski, 'Il avait trois fistons'

N'aspirant qu'à l'accessible,
ils menaient une vie paisible:
récoltaient du bon froment
qu'ils portaient de temps en temps
à la ville, où sans esclandre
ils savaient très bien le vendre;
et, leur blé une fois vendu,
encaisser toujours leur dû.

P.Kotcherguine, 'Vendre le blé'

Ils avaient donc quelques roubles.
Mais voici qu'à leur grand trouble
ils trouvèrent un beau matin
une partie de leur terrain
dans le plus complet désordre:
on était venu leur tordre,
piétiner et emmêler
tout un are de leur beau blé!..

P.Kotcherguine, 'Blé piétiné'

Ils jurèrent de se défendre
et, veillant la nuit, de prendre
sur le fait les sales brigands
qui ruinaient ainsi leur champ.

P.Kotcherguine, 'Qui va guetter'

Donc, le soir du jour pénible,
le premier des frères, terrible,
bien armé d'une fourche, d'un pieu,
s'en alla d'un air glorieux
faire sa ronde: froment et seigle
seront saufs avec cet aigle!..
Mais voici qu'une fois aux champs,
une peur bleue soudain le prend:
bouleversé de fond en comble,
il se sauve et, sous les combles
se cachant, sans plus d'ennuis,
tranquillement y passe la nuit.


L'aube venue, Aurore la tendre
du grenier le fait descendre;
il s'arrose d'un grand seau d'eau
et, mouillé jusqu'au maillot,
frappe des deux poings à la porte
en criant d'une voix bien forte:
— Eh, debout les fainéants!..
Il a plu terriblement
toute la nuit et, formidable,
une tempête de tous les diables
a soufflé. J'ai cru mourir.
Hâtez-vous de m'accueillir!..


Tous les siens, prompts à le plaindre,
vinrent alors, anxieux, l'étreindre
dans leurs bras, en demandant:
— Et comment va le froment?
— Mais très bien, – leur dit le traître, –
j'ai veillé, et pas un être
n'aurait pu passer par là
sans avoir affaire à moi!..


En sentant son vieux cœur fondre,
son papa de lui répondre
s'empressa, tout sucre et miel:
— T'es un brave, mon cher Daniel.


Le même jour, plus tard, quand l'ombre
étendit ses ailes bleu-sombre,
le deuxième des frères s'en va
faire sa ronde, fourche sous le bras.
Mais, une fois dehors, il tremble
comme l'aîné, et il lui semble,
bien qu'on soit en plein été,
que brusquement il a gelé.
Il décide donc de se rendre
chez une petite voisine bien tendre,
chez laquelle, sans plus d'ennuis,
tranquillement il passe la nuit.
Mais sitôt qu'il vit paraître
l'aube, il vint à la fenêtre
paternelle taper, pester:
— Eh, debout, vous qui restez
bien au chaud, au coin de l'âtre!
La gelée en vraie marâtre
m'a traité pendant la nuit.
Ouvrez vite! Je suis transi!..


L'écoutant ainsi se plaindre,
tous les siens vinrent vite l'étreindre,
comme son frère, en demandant:
— As-tu vu quelqu'un aux champs?


Ce à quoi il sut répondre
sans broncher:
— À me morfondre
toute la nuit j'y suis resté;
mais personne n'a rien tenté.
C'est qu'j'aurais su me défendre!..


Et à lui aussi, très tendre,
son papa, comme à Daniel,
dit:
— T'es un brave, mon Gabriel!


La troisième journée se passe,
la lumière solaire s'efface...
Du bêta cette fois c'est l'tour.
Mais, couché sur le grand four
de l'izba, il ne bouge guère.
Indignés, les autres frères
tentent vainement de l'éveiller...
Mais ils eurent beau crier:
— C'est ton tour. Veux-tu descendre!


Il feignait ne rien entendre.
Il fallut que s'en mêlât
en personne le vieux papa.
Il lui dit:
— Jeannot, écoute,
sois donc sage, va aux écoutes.
En échange t'auras de moi
des belles fèves et des petits pois.


Et ce n'est qu'à cette promesse
(qui plus forte que sa paresse
vint tenter le jeune gourmand)
qu'il s'en fut enfin aux champs.


L'y voilà. La nuit est claire,
car la lune en plein l'éclairé.
— Qu'il fait beau! – dit le garçon...
Il s'assied sous un buisson;
puis s'y couche, compte les étoiles,
peu à peu sa vue se voile;
il s'ennuie, ma foi, franchement.
Tout à coup un hennissement
retentit. Cela lui ôte
tout sommeil, et vite il saute
sur ses pieds, pour voir c'que c'est.
Et voilà que, telle un trait
bien lancé, une blanche cavale
d'une colline vers lui dévale,
piétinant et abîmant
dans sa course, le beau froment.
Avec ça, divinement belle.
"Tiens, quelle drôle de sauterelle, –
se dit Jean. – Mais attention!
Si des fois nous l'attrapions?!"


La cavale s'approche sans crainte,
mais soudain elle est atteinte
par Ivan qui la saisit
par la queue et saute, hardi,
sur son dos, face à la croupe.
— Ah, ma chère, ça te la coupe! –
crie, joyeux, le brave garçon. –
C'est qu'j'n'ai pas besoin d'arçon
pour dompter les petites voleuses!..

P.Kotcherguine, 'Ivan sur la cavale'

La cavale s'élance, rageuse,
saute en vrille vers les cieux
au galop le plus furieux.
Comme une pierre quittant la fronde,
pirouette, se fait toute ronde…
Rien à faire! Car des deux mains
à sa queue Ivan se tient.
La cavale enfin se lasse:
— Cher Ivan, – dit-elle, – de grâce,
lâche-moi! Je te promets
que jamais je ne toucherai
à vos champs. Bien plus – je pense
te donner une récompense
qui vaudra grandement le blé
qu'en jouant, j'ai pu fouler.
Ce seront deux chevaux splendides
qui naîtront de moi: rapides,
pleins de fougue, de force, de feu!
Et ce n'est pas tout: ces deux
beaux coursiers auront un frère
qui, ma foi, ne sera guère
qu'un petit cheval bossu,
mais ayant toutes les vertus
d'un ami subtil et tendre.
Les coursiers, tu peux les vendre,
mon ami, si ça te plaît,
mais non pas leur frère cadet.


Car, vois-tu, ce cheval comique
possédera des dons magiques:
en hiver il te chauffera,
en été t'rafraîchira,
t’apportera manger et boire,
et si t'as quelques déboires,
il sera ton conseiller
plein de sens et dévoué.
Mais d'abord lâche-moi, de grâce!
Car vraiment je suis trop lasse!
— Bon, – lui dit Ivan, – ça va.
Tu me plais, et je te crois...


Et il mène sa prisonnière,
qui le suit, vers une chaumière
égarée parmi les blés,
où elle peut se reposer
en mangeant de l'herbe d'une crèche.
Après quoi, il se dépêche
de courir à la maison,
où avec un gros bâton
il secoue volets et portes
en criant d'une voix si forte
que les siens, tous ahuris,
par le feu se croient surpris.

P.Kotcherguine, 'Ivan revient à la maison'

Mais, voyant entrer leur frère,
ses aînés en grande colère
tombent dessus en s'écriant:
— Ah, c'est toi qui, insouciant,
quitte enfin la nuit ton poste!
— Attendez! – Ivan riposte, –
et veuillez bien écouter
ce que j'ai à vous conter.


Ce disant, l'bêta se couche
sur son four, toussote, se mouche
bruyamment, puis réfléchit…
Finalement, commence ainsi:
— Ayant hier quitté mon poêle,
je comptais les belles étoiles
en gardant not'beau froment…
Tout à coup, arrive Satan
(en personne, je vous assure!)
qui se met à tout allure
à courir et gambader
au milieu du champ de blé.
La gueule grande comme un caverne
et les yeux comme des lanternes,
il fauchait, la malappris,
de sa queue tous nos épis.


Ah, mes chers, la belle fessée
qui lui fut administrée!
Il eut beau gémir, le gars, –
il ne put fléchir mon bras…
Finalement, et de guerre lasse,
il supplie qu'on lui fasse grâce
et me dit:
— Je te promets,
ô mon maître, désormais
de mener une vie austère,
de ne plus venir sur terre
Tourmenter le genre humain!
Je le lâche, et le malin
l'oreille basse, se met en fuite…


Cela dit, Ivan profite
du fou rire qu'il voit venir
pour se taire et d'endormir.
Quant au siens, c'récit comique
les fit rire jusqu'aux coliques,
bien qu'on dise que c'est un tort
quand les vieux rigolent fort.


Les saisons s'égrènent, se suivent,
des années finissent, arrivent…
Une ou deux? Peut-être trois?
Je l'avoue, je n'le sais pas.
La question d'ailleurs est vaine,
et cela vaut-il la peine
d'en avoir un grand souci?
Je reprends donc mon récit.


Un beau soir, un jour de fête,
Daniel, ayant la tête
retournée d'avoir trop bu,
dans les champs se trouve perdu.
Maugréant, il erre, il bute…
Tout à coup, il voit la hutte
où Ivan avait laissé
la cavale que vous savez.
Il y entre sans méfiance,
mais du coup reprend conscience
en voyant deux beaux coursiers
attachés au râtelier.
Et encore un tout petit être
qui pourrait passer, peut-être,
deux grandes bosses ornant son dos,
pour un drôle de petit chameau,
s'il n'avait de longues oreilles
tel un lièvre...
— Quelle merveille!
Dieu puissant! – s'écrie Daniel. –
Vite, courons voir Gabriel!


Sans tarder, il trouve son frère:
— Viens donc voir quelle riche affaire
par hasard j'ai dégotté.
Ce Ivan, quel petit futé!
Qui aurait pu croire la chose?!
Mais maintenant je sais la cause
qui faisait que si souvent
il allait coucher aux champs!


Et voilà nos gars en hâte,
sans même mettre de savates,
les pieds nus et se piquant
aux orties et ronces, courant
en ligne droite vers la hutte
qu'ils atteignent (non sans culbutes!)
et où, tout émerveillés,
ils retrouvent les deux coursiers.

P.Kotcherguine, 'Les frères d'Ivan découvrent les coursiers'

La bouche bée et sans mot dire,
un moment ils les admirent.
— Ah, ce Jean, – dit Gabriel. –
Où qu'il prend des chevaux pareils?
C'est donc vrai que les stupides
ont toujours la chance pour guide,
et que ceux qui n'sont pas fous
n'ont pas d'veine même pour un sou!
Heureusement qu'un coup de pouce
peut venir à la rescousse...
Écoute voir: dimanche prochain
nous irons de grand matin
à la ville, où en cachette
nous vendrons ces belles bêtes.
Et l'argent que nous toucherons
gentiment nous l'partagerons.
Ah, les chopes que l'on va boire!
Quant à Jean, la pauvre poire,
pour avoir fait le malin
il n'aura que le poulain!


Cela dit, ils s'embrassèrent,
tout joyeux, et s'en allèrent
boire un coup à la santé
de Jeannot et d'ses coursiers,
en riant d'avance, les traîtres,
de ce qu'ils allaient commettre.


Quelques jours s'écoulent vivement,
et voilà nos garnements
qui s'apprêtent, comme de coutume,
emportant farine, légumes,
à partir pour le marché,
voir si tout est bon marché
ou, des fois, si la vie chère
ne s'installe pas, au contraire,
par le fait que les impôts
vont subir une hausse bientôt...


Ils s'en vont par la grand'route
(pour que Jean de rien n'se doute!),
puis prennent vite un petit sentier
et s'emparent des deux coursiers.

P.Kotcherguine, 'Les frères d'Ivan s'emparent des coursiers'

Vient le soir, et à sa hutte
en jouant sur une petite flûte,
notre Jean arrive gaiement
et tout fier, se dandinant
comme un prince, au pas de danse
vers la porte fermée s'avance,
l'ouvre large d'un coup de pied...
Et s'arrête, pétrifié!
Tout est là, comme d'ordinaire,
sauf les deux coursiers... Leur frère,
le poulain si mal loti,
il est vrai, n'est pas parti
et se porte même à merveille
en dressant ses longues oreilles
de son air le plus malin;
mais Jeannot en son chagrin
tout d'abord n'y prend pas garde.
Sans le voir, il le regarde
et se met comme un damné
à gémir et à hurler:
— Oh, mes chevaux, mes chevaux splendides,
aux prunelles de feu limpides,
aux crinières à boucles d'or!
Où êtes-vous? Que de mille morts
soit puni, de toutes les peines,
le voleur qui vous emmène!


Mais le petit poulain lui dit:
— Ne pleure pas, car, Dieu merci,
ce malheur est réparable.
Sache d'abord que les coupables
sont tes frères qui ce matin
accomplirent ce coup de main.
Mais, mon vieux, faut pas t'en faire:
pour rejoindre tes deux frères
sur mon dos t'as qu'à t'asseoir
bien d'aplomb, et tu vas voir
que, malgré ma petite taille,
vaillamment mes jambes travaillent,
et que, si j'le veux vraiment,
je cavale comme l'ouragan!


À ces mots, la petite merveille
plie les genoux. Par les oreilles
Jean l'empoigne et saute dessus.
Notre petit poulain bossu,
plein de force et de souplesse,
sur ses pieds alors se dresse,
se secoue et, en effet,
part, rapide comme un boulet!

N.Kotcherguine, 'Ivan poursuit ses frères'

De façon qu', malgré l'avance
qu'ils avaient, et leur méfiance,
en cinq secs, si ce n'est moins,
les voleurs se virent rejoints.


En voyant venir leur frère,
les deux traîtres se troublèrent,
et Jeannot les aborda
en criant:
— Ah, c'est comme ça
que sans nulle vergogne ni honte
sur des chevaux volés on monte!
De vous voir agir ainsi,
je vous jure que je rougis.
Moi, je suis peut-être bête,
mais du moins je suis honnête!
— Cher Jeannot, – lui dit Daniel, –
ni moi-même, ni Gabriel
ne voulons nier la faute.
Mais qu'veux-tu, cela nous ôte
tout courage – que de trimer
jour et nuit pour récolter
juste à peine de quoi vivre!
Une telle vie, pour la poursuivre
nous étions vraiment trop las.
C'est pourquoi, ton frère et moi,
l'autre jour nous décidâmes
(je t'assure, la mort dans l'âme!)
de te prendre ces coursiers
pour les vendre à un courtier.
Tout ceci, il va sans dire,
sans nullement vouloir te nuire;
car c'était notre dessein
qu'la galette une fois en mains,
avec toi on la partage...
Pense aussi, mon cher, à l'âge
de papa: ce pauvre vieux,
nous pourrions l'faire vivre mieux.


— S'il s'agit de notre père, –
dit Jeannot, – allez-y, frères:
vendez-les, mes beaux coursiers.
Et d'ailleurs, très volontiers
avec vous j'irai en ville.
Ne vous faites donc plus de bile.


Ils reprirent alors leur chemin.
Mais, la nuit tombant soudain,
ils jugèrent qu'il serait sage
d'interrompre leur voyage
pour camper dans un grand bois
qu'on voyait juste devant soi.
Là, ayant mis pied à terre,
leurs montures ils attachèrent
et sortirent les provisions
qu'ils avaient en profusion.
Tout à coup, l'aîné des frères
aperçut une pâle lumière
qui brillait dans le lointain,
et, clignant d'un air malin:
— Gabriel, – dit-il, – faut croire
que la nuit sera bien noire!


Et son frère, l'ayant compris,
sans broncher lui répondit:
— Oui, mon cher, et quand j'y pense,
c'est vraiment une rude malchance
d'être là, dans la forêt,
sans avoir pris de briquet...
Mais, tiens-tiens, qu'est-ce donc qui brille
là au loin, dans le sous-bois?
Si c'était du feu par là?
Ce serait une riche trouvaille!
Il faudrait tout d'suite qu'on aille
voir la chose. Dis donc, Jeannot,
si tu y faisais un saut?..


Ce disant, doucement il pousse
son aîné du genoux et tousse
en pensant: "S'il y restait!"
L'autre pense de même: "Au fait,
s'il trouvait là-bas une bande
de brigands qui l'appréhende?.."
Mais les sots ne doutent de rien,
et voilà Jeannot en train
d'enfourcher sa petite monture
pour aller à toute allure
reconnaître sur les lieux
ce que c'est. Impétueux,
le poulain bossu s'élance
et, ba-ba, les autres pensent:
"Qu'est-ce que c'est que ce démon
qui l'emporte? Ah, nom d'un nom!"
La lumière devient plus forte;
le poulain d'un trait s'y porte
et s'arrête devant un champ
qui scintille, resplendissant,
sans toutefois qu'on aperçoive
feu ou flamme...
— Eh bien, mon brave, –
dit Jeannot à son copain, –
Ça, ma foi, m'en bouche un coin!
Qu'est-ce que c'est que ce mystère –
cette si douce, mais vive lumière
sans fumée et sans chaleur?
J'avoue même que j'en ai peur!

P.Kotcherguine, 'La plume'

— T'en fais pas, – rétorque l'autre, –
t'en verras encore bien d'autres!
Tout bonnement c'est là, mon vieux,
une petite plume d'Oiseau de Feu.
Mais, tu sais, je t'le conseille:
ne touche pas à cette merveille.
Elle pourrait, mon cher ami,
te causer un tas d'ennuis.
— Peuh! Penses-tu! –
Jeannot grommelle. –
La trouvaille est bien trop belle!


Il la prend donc aussitôt
et la cache dans son chapeau.
Après quoi, sans plus s'en faire,
il retourne auprès d'ses frères.
— Ce n'était, – leur dit Jeannot, –
qu'une espèce de vieux chicot,
qui, ma foi, brûlait à peine.
À me rompre toutes les veines,
j'ai soufflé sur le damné
dans l'espoir d'le ranimer,
mais il s'est éteint, que faire!
— Quel idiot! – lui dirent ses frères.


Mais, goguenard, il répondit:
— Vous pensez?
Et s'endormit.


L'aube venue, ils se levèrent
et sans plus d'histoires allèrent
à la ville, pour se poster
bien en vue sur le marché.
Dans cette ville, un vieil usage
défendait toute vente-courtage
avant l'heure où le bailli
en personne l'aurait permis.
La consigne était expresse,
et ce n'est qu'après la messe
que, ce jour, il vint ouvrir
le marché. D'le parcourir
il a soin, avec ses gardes
portant haut leurs hallebardes;
et voyant tous les vendeurs
à leurs places, par un crieur
il proclame:
— Ouvrez boutique!
Que chacun de vous trafique
comme il sied, bien honnêtement.
Car sachez que sévèrement
Je réprime la moindre fraude,
escroquerie, vol ou maraude;
et mes sbires veilleront à ça!
Allez-y, faites vos achats!

P.Kotcherguine, 'Le marché'

Aussitôt toutes les boutiques
s'ouvrent large et, emphatiques,
les marchands se mettent en chœur
à poursuivre les acheteurs:
— Zieutez donc cette marchandise!
Oh, nos soies, nos friandises!
Par ici, Mesdames, Messieurs!
Ah, nulle part vous n'aurez mieux!


Tout ceci, il va sans dire,
en clignant de l'œil aux sbires.
Entre temps, ce vieux coquin
de baillli avait atteint,
en poussant plus loin sa ronde,
une petite place toute noire de monde:
pas moyen d'y avancer!


Cet arrêt, comme vous pensez,
lui causa une vive surprise
et ne fut pas à sa guise;
à sa garde il ordonna:
— Chassez-moi cette tourbe-là!
— Place, canaille! Place, canaille!
Ou sinon nos fouets travaillent! –
s'écrièrent les sbires fougueux. –
Place, vous dit-on, tas de gueux!


Et la foule à cette menace
s'écarta pour leur faire place.
Le bailli regarde et voit
la vraie cause de tout l'émoi:
deux coursiers incomparables,
beaux, splendides, inestimables!
Robe de jais, crinière d'or,
oeil de feu: de vrais trésors!...
Et, charmé par ce spectacle,
il s'écrie:
— Dieu, quel miracle!
J'en ai peine à croire mes yeux!
Ah, vraiment je suis heureux!


Ce qu'ayant ouï, les sbires
tous ensemble renchérirent
en s'pâmant d'admiration.
Et sans plus d'hésitation
le bailli, laissant sa garde
refouler la foule criarde,
au palais s'en fut tout droit
pour conter la chose au roi
(qui aimait, il faut vous l'dire,
les beaux chevaux jusqu'au délire!)


Il arrive donc au palais
et, après avoir bien fait
les trente-six courbettes d'usage,
se prosterne, le visage
contre terre, en s'écriant:
— Sire, permets au vil manant
que je suis, d'ouvrir la bouche.

P.Kotcherguine, 'Le tsar et le bailli'

Et le roi d'une voix farouche
répondit:
— Eh bien, vas-y.
Mais sois bref, mon vieux bailli.
— En ton nom, ce municipe
j'administre...
— Nom d'une pipe! –
interromp le roi. – Je l'sais!
Tu m'embêtes. Passe aux faits!


Et le vieux, dont la voix tremble,
avec peine enfin rassemble
ses idées:
— Je viens de voir,
ô mon maître, deux chevaux noirs
d'une beauté si admirable
(à vrai dire, presqu' incroyable!),
que j'ai cru devoir venir
aussitôt t'en avertir.
Figure-toi deux nobles bêtes:
oeil de feu, beau port de tête,
robe de jais, crinière d'or,
queue de même. Jamais encor
je n'ai vu de bêtes pareilles.
Je le jure: de vraies merveilles!


L'entendant parler ainsi,
le vieux roi lui répondit:
— Si c'est vrai c'que tu racontes,
en carrosse dare-dare je monte
pour aller vite au marché
voir ces deux superbes coursiers.


Après quoi vivement il s'lève,
donne des ordres d'une voix brève
et s'élance. Sa cour le suit.
Au marché, tout ahuris,
ils arrivent ainsi en trombe.
À genoux le peuple tombe
et s'écrie:
— Vive notre roi!


Vers les deux coursiers tout droit,
en sautant de son carrosse,
le monarque s'avance; d'sa crosse
il écarte les curieux,
flatte des chevaux le col nerveux,
passe la main dans leurs crinières,
les câline de mille manières
et leur donne de doux petits noms;
puis demande, plein d'émotion:
— De ces chevaux qui est le maître?
Je désire le voir paraître
devant moi immédiatement.
Qu'il approche!

P.Kotcherguine, 'Le tsar voit les coursiers'

À ces mots, Jean
(écartant d'un geste ses frères)
de la foule, la mine fière,
sort et dit:
— C'est moi, mon vieux!
C'est à moi qu'ils sont tous deux.
— Ah? Très bien! Toutes mes louanges!
Tu les vends?
— Non, j'les échange.
— Contre quoi donc, s'il te plaît?
— Des pièces d'or, plein mon bonnet.
— Quel idiot! – le roi grommelle. –
Car c'est bien ce qu'on appelle
faire une vente tout simplement!
Qu'on lui compte cet argent.


Et il va vers son carrosse.
Fiers, suivis d'une foule de gosses,
dix gaillards de palefreniers,
bien robustes et chamarrés
comme des Suisses, gravement s'amènent,
prennent les chevaux et les emmènent.


Mais en chemin les deux coursiers
les culbutent sans se soucier
des grosses chaînes qu'on veut leur mettre
et reviennent vers Jean, leur maître.
Ce voyant, le roi revient
lui aussi, et dit:
— Eh bien,
du moment que ces belles bêtes
sont plus fortes que mes athlètes,
et, ainsi que je le vois,
n'obéissent qu'à ta voix,
je désire que tu deviennes
écuyer en chef et viennes
habiter dans mon palais.
J'espère bien que ça te plaît?
Tu auras, je m'y engage,
tout c'que tu voudras comme gages.
Ça va-t-il?


Jean pense: "J'te crois!
Habiter sous le même toit
que son roi, que son monarque,
s'habiller en homme de marque,
boire, manger, flâner, dormir,
satisfaire tous ses désirs!
Devenir grand fonctionnaire!
N'est c'pas là une riche affaire?!"


Mais, cachant sa joie:
— Mon vieux, –
lui dit-il, – puisqu'tu le veux,
il faut bien que je consente.
Mais j'espère qu'en bonne entente
nous vivrons. Sinon – adieu!..


Et, sifflant un air joyeux,
par les rues Jeannot s'avance.
Ses coursiers au pas de danse
docilement le suivent, domptés.

P.Kotcherguine, 'Les chevaux dansent'

Et le peuple, émerveillé,
en poussant des cris, contemple
ce spectacle sans exemple:
un cheval bossu dansant!..

P.Kotcherguine, 'Danse des chevaux'

Pour c'qui est des frères de Jean,
sans tarder ils empochèrent
le pognon et se payèrent
à l'auberge un riche gueuleton;
puis revinrent à la maison
où bientôt ils se marièrent
et goûtèrent, sans plus s'en faire,
le bonheur le plus parfait
en louant leur frère cadet.


Quant à lui, je vais vous dire
(et j'espère vous faire sourire
plus d'une fois!) comment il sut
grâce au petit cheval bossu
(qui n'était pas, lui, une cruche!)
déjouer toutes les embûches
que sans trêve un ennemi
implacable lui tendit;
et comment il prit par ruse,
sans filet ni arquebuse,
le splendide Oiseau de Feu
au plumage tout lumineux,
pour ensuite faire prisonnière
la fameuse princesse Solaire;
puis, comment il délivra
la Baleine qui lui livra
la belle bague cachée sous l'onde
de la mer la plus profonde;
et comment, par qui, pourquoi
à son roi il succéda...
Mais tout ça, une autre fois!


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