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Kozma Proutkov,
fonctionnaire et poète


Conseiller d'État, directeur du Bureau de dosage au ministère des Finances, poète, dramaturge, philosophe – Kozma Petrovitch Proutkov est un personnage imaginaire, mais la place qu'il occupe dans la littérature russe ferait pâlir d'envie bien des écrivains réels. À juste titre, Kozma Proutkov est considéré comme un classique de la littérature humoristique; plusieurs de ses aphorismes sont devenus des locutions proverbiales. D'abord un simple pseudonyme d'un groupe d'écrivains – Alekseï Konstantinovitch Tolstoï (ne pas confondre avec deux autres Tolstoï connus: Lev Nikolaïévitch (1) et Alekseï Nikolaïévitch) et ses cousins Aleksandr, Alekseï et Vladimir Jemtchoujnikov - il devient une personnalité à part entière, avec son portrait, sa biographie complète et ses états de service.

Kozma Proutkov est un fonctionnaire un peu borné, bien intentionné qui profère des aphorismes plats et sentencieux, écrit des textes divers, et dont le talent poétique n'est pas apprécié à sa juste valeur par le public. Mais nul ne peut se présenter mieux que Kozma Proutkov lui-même, alors donnons-lui la parole:


Mon portrait


Si dans la foule tu rencontres un homme
Qui est tout nu*,
Comme le Kazbek (2) brumeux, son front est sombre,
Le pas confus;
Dont les cheveux s'élèvent en bataille;
Qui est en proie
D'une crise de nerfs perpétuelle, qui braille, -
Sache: c'est bien moi!
Que l'on ulcère avec constance et rage
De père en fils;
Dont les lauriers arrache la plèbe sauvage
Diffamatrice;
Qui ne se courbe point devant personne, -
Sache: c'est moi-même!
Un doux sourire dans mes lèvres rôde,
Et un serpent – au sein!
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* Variante: "fort bien vêtu". Note de K.Proutkov.


Russie virtuelle - Kozma Proutkov, fonctionnaire et poète


Kozma Proutkov reste très peu, voire pas du tout connu à l'étranger; voici quelques aphorismes choisis dans le recueil "Fruits de la réflexion".



L'anneau des fiançailles est le premier maillon dans la chaîne de la vie conjugale.


On peut commodément comparer notre vie à un fleuve capricieux sur lequel vogue un esquif, parfois bercé par un courant calme, mais souvent freiné dans son élan par des bas-fonds ou fracassé sur un écueil. – Est-il besoin de rappeler que ce frêle esquif sur le marché du temps éphémère n'est autre que l'homme lui-même?


Nul n'englobera la globalité (variante: Nul ne peut mesurer l'incommensurable).


Il n'est pas d'objet si grand qu'aucun autre ne le dépasse par la taille. Il n'est pas d'objet si petit qui ne puisse en contenir un autre plus petit encore.


Regarde à la racine!


Mieux vaut en dire peu, mais bien.


L'étude exerce l'intelligence, l'apprentissage aiguise la mémoire.


Que diront les autres de toi si tu ne peux rien en dire toi-même?


Le sacrifice de soi est une cible pour la balle de chaque tireur.


La mémoire humaine est une page de papier blanc: parfois on y écrit bien, parfois mal.


Passionnément amoureux d'une personne, on n'en supportera une autre que par calcul.


Si tu veux être beau, engage-toi dans les hussards!


L'égoïste est semblable à celui qui, entré dans un puits, n'en sortirait pas.


L'encouragement est aussi nécessaire à l'écrivain génial que la colophane à l'archet du virtuose.


L'huître, elle aussi, a des ennemis.


L'aiguille magnétique irrésistiblement attirée vers le nord est pareille à l'homme qui observe les lois.


Il est bien plus facile de mécontenter la plupart des gens que de les contenter.


Si la tête de l'être humain lui a été mise sur les épaules, c'est pour qu'il ne puisse marcher dessus.


Les ongles et les cheveux sont donnés aux hommes pour leur fournir une occupation constante mais facile.


Parfois il suffit d'injurier un homme pour ne pas être trompé par lui.


Si sur la cage d'un éléphant tu vois écrit "buffle", n'en crois pas tes yeux.


L'homme, n'étant point vêtu par la nature bienfaisante, a reçu d'en haut le talent de maître-tailleur.


En jetant des cailloux dans l'eau, observe les cercles qu'ils forment; sinon ce jetage serait un jeu futile.


Si tu caches la vérité aux amis, à qui t'ouvriras-tu?


Il est plus utile de parcourir le chemin de la vie que tout l'univers.


Si tu as une fontaine, bouche-la : laisse la fontaine se reposer aussi.


Le génie est semblable à la colline qui se dresse sur une plaine.


Le tir à la cible exerce la main et cause une sûreté à l'œil.


Fais fondre la cire, mais garde le miel.


Les mots d'explication rendent claires les pensées obscures.


Les discours intelligents sont semblables aux lignes imprimées en italique.


Si on te demande: «Qui est plus utile, le soleil ou la lune?» - réponds «la lune». Parce que le soleil brille dans la journée, alors qu'il fait déjà clair; et la lune - la nuit.


Mais, d'un autre côté, le soleil est mieux parce qu'il éclaire et réchauffe, tandis que la lune ne fait que briller, et encore – seulement par les nuits de clair de lune!


Des bottes neuves serrent toujours.


Le bavard est semblable à un balancier: l'un et l'autre, il faut les arrêter.


Ne tonds point tout ce qui pousse.


Ne ravive pas les plaies de ton prochain; au souffrant, propose un baume. À creuser une fosse pour un autre, tu y tomberas toi-même.


Beaucoup de gens sont comme les saucissons: ils portent en eux ce qu'on y a fourré.


Ayant menti une fois, qui te croirait?


Apprends tous les jours de ta vie! Et tu auras en fin de compte le droit de dire, à l'instar du sage, que tu ne sais rien.


Regarde au loin - tu verras le lointain; regarde au ciel – tu verras le ciel; jette un coup d'œil au petit miroir - tu ne verras que toi-même.


Où est le début de l'extrémité par laquelle se termine le début?


Si tu veux être heureux, sois-le.


Le zèle surmonte tout!


En regardant le monde, impossible de ne pas s'étonner.


On ne saurait couver deux fois le même œuf!


Il arrive que le zèle domine la raison.


Il est plus facile de tenir les brides que les rênes du pouvoir.


L'amitié réchauffe le coeur; l'habit – le corps; le soleil et le poêle – l'air.


Aime ton prochain, mais ne le laisse pas te berner.


Achète un tableau d'abord, et le cadre ensuite.


Trouve la source de tout, et tu comprendras beaucoup de choses.


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1. Francisé en Léon; et pourtant, en Russie il n'y a point de Gvidon de Maupassant, Géorguiï Sand ou Piotr Choderlos de Laclos…
2. Le mont Kazbek.