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Piotr YERCHOV


Le petit cheval bossu

Troisième partie



Contes russes - Piotr Yerchov, 'Le petit cheval bossu' troisième partie


Oh là-là, là-là, là-là!
Tous les chevaux quittent le haras,
brisent les portes et les arrachent.
Il faudra qu'on les attache
bien plus fort, une autre fois!..
Un corbeau est sur le toit,
qui raconte de telles sornettes
à une foule de gaies pierrettes,
qu'elles n'en peuvent, les pauvres, plus.
— Chut! – crie-t-il d'un ton bourru. –
Vous allez claquer, petites sottes,
ma parole, comme la linotte
qui, à force de rire comme vous,
un beau jour s'tordit le cou!


Tout ceci, j'l'avoue sans honte,
n'est d'ailleurs qu'un "avant-conte":
le conte-même va commencer.
Écoutez la mouche chanter:
"Il y eut une vieille belle-mère
qui rendait la vie amère
à sa bru: elle l'attachait
par les pieds et la fouettait
en criant, toute rouge de rage:
— Tiens, ma fille! Sois sage, sois sage!
N'descends pas dans le jardin!
N'souris pas aux jeunes voisins!


Mais je vois que d'impatience
vous tremblez, et je commence.
J'ai donc dit que notre Jean
chevauchait plus vite que l'vent
vers la mer nommée Profonde
située au bout du monde.

P.Kotcherguine, 'Ivan montre l'oiseau-de-feu'

Or, voici qu'l'ayant atteint
le jour même, le petit poulain
dit à Jean:
— Vois-tu cette île
qui, bleue-sombre, se profile
sur le fond vermeil des cieux?
C'est un pont si merveilleux,
je dirai même fantastique,
qu'il est certes une chose unique!
Nous passerons d'ailleurs par là
tout à l'heure, et tu verras
que ce pont est une baleine
qui subit ainsi la peine
d'un certain péché, commis
il y a dix ans, et qui
te priera de lui apprendre
s'il lui faut longtemps attendre
son pardon. Tu lui diras
qu'à la lune on l'demandera.


Puis, ayant repris haleine,
le poulain vers la baleine
porte son maître directement,
et ils voient qu'effectivement
sur le dos de la grosse bête
une belle route pavée est faite;
en bordure – de petits hameaux,
des prairies où paissent des veaux,
et des bois dont les ombrages
cachent de jeunes villageoises,
qui ramassent des champignons
en chantant comme des pinsons.

P.Kotcherguine, 'La baleine'

À cette vue, quittant la plage,
Jean, toujours à cheval, s'engage
sur le monstre, qui lui dit:
— Où vas-tu, mon jeune ami?
Et pourquoi quittes-tu la terre?
— De la belle princesse Solaire
nous avons une commission, –
dit Jeannot, – et nous allons
chez sa mère, dame Lune, la reine
de la nuit.
La vieille baleine,
en réponse pousse un soupir
déchirant et dit:
— D'souffrir
de la sorte je suis bien lasse!
Des années, des lustres passent,
et je reste clouée toujours
à cette place, depuis le jour
où, sans même me dire la cause
de cette peine, les dieux moroses
crûrent devoir me l'infliger.
Si, mes braves, vous demandiez
À la Lune, en tant qu'ses hôtes,
quelle est donc ma si grande faute
et comment pourrais-je bien
obtenir ma grâce enfin?


Et Jeannot, qu'elle émerveille,
lui répond:
— Pleure pas, ma vieille!
On fera ta commission
et demain nous reviendrons
(si les dieux nous sont propices)
mettre fin à ton supplice.


Ils la quittent sur ce d'un saut
et repartent au grand galop.
Je ne puis vous dire la route
qu'ils suivirent (et même je doute
que quelqu'un y ait jamais
après eux remis le pied!)
Mais je sais qu'ils arrivèrent
à l'endroit où ciel et terre
se rejoignent de telle façon
que les femmes par là, dit-on,
quand parfois leur fil s'embrouille,
viennent suspendre leurs quenouilles
à des clous que, dans l'azur,
elles enfoncent comme dans un mur.


Là, quittant la sombre terre
pour une route beaucoup plus claire,
sur le ciel, d'étoiles pavé,
Jean s'engage, émerveillé.
— Ah, – dit-il, – qu'elles sont donc belles,
ces prairies qui étincellent,
toutes semées de diamants!
Ah, mon vieux, ce firmament
de trésors – c'est une vraie mine!
Notre terre, quelle piètre mine,
quand j'y songe, la pauvre fait
comparée à ce parquet
fait d'un pur cristal de roche!..
Mais dis donc, est-ce qu'on n'approche
pas du but, mon brave copain?
— Si, – répond le petit poulain, –
et cette masse encore plus claire
que le ciel, c'est de Solaire
le château où le Soleil,
toutes les fois qu'il a sommeil,
vient dormir, et que la Lune
quitte chaque nuit (sauf quelques-unes)
pour doucement se promener
par le ciel et regarder
si, pendant qu'sur lui elle veille,
bien en paix le monde sommeille.

P.Kotcherguine, 'Le palais de la Lune'

Ils approchent donc du palais
de Solaire, qui, en effet,
resplendit comme un bel astre:
des étoiles partout s'encastrent
en guirlandes le long des murs
qui sont faits en blocs d'azur;
à de folles altitudes
monte des tours la multitude;
et des beaux jardins, plantés
d'arbres d'or, sont entourés
d'une haute grille en queues d'comètes,
surmontées par des planètes,
sur lesquelles viennent faire leurs nids
des oiseaux de paradis.


Dans la cour Jeannot pénètre
et y voit, à l'une des fenêtres
accoudée, et toute en pleurs
dame la Lune en grande douleur.
Le voyant toutefois, elle cesse
de pleurer et lui adresse
la parole bien gentiment:
— Monte donc vite, mon cher enfant,
me parler, car je suppose
que c'est pour une grave chose
qu'au ciel bleu tu es venu.
Sois-y donc le bienvenu!

P.Kotcherguine, 'La Lune'

Poliment, Jeannot s'empresse
d'obéir à la déesse:
— Je me nomme, – dit-il, – Jeannot,
fils de Pierre, et au galop
de la terre terrienne j'arrive
pour te faire d'une jeune captive,
qui s'y trouve, la commission:
elle voudrait que... Mais voyons,
qu'exactement je te répète
ce qu'a dit la petite pauvrette:
— Poliment tu salueras
mes parents et demanderas
tout d'abord: pourquoi mon père
me dérobe sa face si claire,
et pourquoi ma mère non plus
d'un sourire n'a pas voulu
soulager mon infortune...
— Mais attends! – s'écrie la Lune. –
Tout cela, qui te l'a dit?
— Mais la jeune princesse, pardi!
— Et son nom? Pourquoi le taire?
— Ah, son nom! Mais c'est Solaire
qu'on l'appelle, et je croyais
que sans moi tu le savais,
du moment que c'est ta petite.
— Quel bonheur! Dis-moi donc vite
où se trouve la chère enfant, –
lui demande la Lune vivement.
— Volontiers. Elle est, ma mère,
chez nous autres, sur la terre,
et demain matin, je crois,
sauf contrordre, notre roi
en fera une reine heureuse...
— Quoi? – s'écrie la Lune, anxieuse. –
Quoi? De vivre parmi vous
elle aurait déjà pris goût?
La nouvelle, tu sais, est dure
pour une mère, et je suis sûre
qu'elle causera un grand chagrin
à son père aussi... Enfin,
du moment qu'elle sera reine,
nonobstant toute notre peine,
ça pourrait encore aller;
car, vois-tu, de la pleurer
comme une morte, je n'ai eu cesse,
et depuis que la princesse
l'autre jour eut disparu,
nous ne sommes même plus parus
dans le ciel qui, lourd d'orage,
ne roula que des nuages...
Mais ton roi, comment est-il?
Est-il jeune et beau, gentil?
— Pouah! – fait Jean. – Il est de l'âge
de Mathusalem, je gage!
Beau? Mais rien que d'y penser
j'ai le cœur tout retourné!
Avec ça, un caractère!..
Mais je vais plutôt me taire,
car peut-être l'aime-t-elle bien...
— Quelle idée! Ce vieux terrien
ne l'a certes pas trop séduite;
tout bonnement, ma fille médite
quelque ruse, et tu verras
la façon dont finira
pour ton roi cette entreprise.
Ce sera une belle surprise!..
Quant à toi, mon jeune ami,
tu me plais. Tu es gentil,
et si t'as quelque demande
à me faire, vas-y: demande!


Jean répond:
— Précisément,
j'en ai une; car en passant
sur le dos d'une vieille baleine,
qui subit, damnée, la peine
d'elle ne sait quel grave péché,
j'ai promis de m'efforcer
d'obtenir de toi sa grâce.
Que faut-il, dis-moi, qu'elle fasse
pour l'avoir?


La Lune sourit,
goguenarde, et répondit:
— Cher Jeannot, il faut te dire
qu'une trentaine de beaux navires
cette coquine, en se jouant,
avala il y a dix ans.
Or, depuis qu'elle a cette flotte
dans le ventre, pauvre sotte,
elle subit le châtiment
de servir de pont flottant.
C'est à tort qu'elle s'en étonne:
si elle veut qu'on lui pardonne,
qu'elle remette sans plus tarder
ces navires en liberté.


Notre Jean, dès qu'elle achève
ce discours, sans plus se lève
et, pressé, fait ses adieux
à l'aimable reine des cieux.
Elle l'embrasse d'un air bien tendre
et lui dit:
— Tu vas descendre
sur la terre, mais n'oublie pas
qu'au ciel bleu maintenant tu as
des amis vraiment sincères
qui t'aiment bien. Quant à Solaire
que demain tu reverras,
de ma part tu lui diras
que je veille toujours sur elle;
qu'elle soit brave et se fasse belle
pour la noce; car son mari,
elle verra, sera aussi
jeune et beau, digne de sa femme.


Jean répond:
— Merci, Madame!
Puis il siffle son ami
qui, gourmand, s'attarde parmi
les étoiles filantes qu'il broute,
et gaiement ils s'mettent en route.


En filant comme un éclair,
ils regagnent bientôt la mer
sur laquelle la vielle baleine,
en geignant, subit sa peine.
Les voyant venir, celle-ci
pousse un gros soupir et dit:
— Je parie qu'y a rien à faire!
— Si, – crie Jean, – bien au contraire!
Et j'en suis vraiment heureux.
Mais attends un tout petit peu.

La baleine attend une réponse'

Cela dit, Jeannot s'adresse
à la foule des gens qui s'pressent
sur son chemin dans les hameaux
et proclame:
— Halo! Halo!
Écoutez, amis aimables:
j'veux vous être secourable
et j'accours vous prévenir
qu'il vous faut vite déguerpir!
Car, ayant la grande déveine
d'habiter sur une baleine
qui tantôt devra plonger,
à la mort vous n'échapperez
qu'en prenant vivement la fuite,
et cela de suite, de suite.


Aussitôt les paysans,
en poussant des cris de paons,
se jettent tous vers leurs demeures
et, en moins d'une demi-heure
d' "ah!" d' "hélas!" et d' "oh-oh-oh!"
il ne reste plus sur le dos
de la vieille qui s'en étonne
plus un chat, plus une personne!
Tout comme si quelqu'Attila
eut soudain passé par là.

V.Milachevski, 'Les gens quittent la baleine'

Jean reste seul sur la baleine
et lui crie:
— Dame Lune, la reine
de la nuit (que je pressais
d'me fixer sur ton sujet)
a voulu enfin me dire:
"Une trentaine de beaux navires
cette vieille sotte, en se jouant,
avala il y a dix ans.
C'est à tort donc qu'elle s'étonne:
si elle veut qu'on lui pardonne,
qu'elle remette sans plus tarder
ces navires en liberté..."


Cela dit, vivement il saute,
comme les autres, sur la côte
la plus proche du continent
où l'attendent les paysans.
En ouvrant une gueule immense,
la baleine alors commence
(on devine tout son plaisir!)
à cracher et à vomir
trente navires, l'un après l'autre:
des frégates, des bricks, des cotres…

V.Milachevski, 'La baleine relâche les navires'

Tout cela vous fait un bruit!
Des craquements, des coups, des cris!..
Les jurons des capitaines,
le claquement des flammes d'entennes!
Des grosses trompes, le mugissement,
des canons le rugissement,
les sifflets des quartiers-maîtres,
les actions de grâce des prêtres!..
Et, mêlée à tous ces sons,
des rameurs la gaie chanson:
"Sur la mer, la mer profonde,
qui soulève doucement ses ondes
par la route limpide des eaux,
vogue une flotte de beaux vaisseaux!"

V.Milachevski, 'Les navires partent'

Quand enfin les trente navires
de sa gueule ouverte sortirent
et, aux sons de cette chanson,
disparurent à l'horizon,
la baleine, toute égrillarde,
nage vers Jean qui la regarde
de la plage, et crie bien fort:
— Ah, mon brave, quel réconfort!
Tous mes maux soudain s'apaisent,
et je puis tout à mon aise
sur les vagues bondir maintenant
ou me faire bercer doucement
par les flots, au fond de l'onde.
Ah, ma joie est bien profonde!..
Mais pour bien t'en remercier,
que pourrais-je te donner?


Jean répond:
— Rien, sauf une bague
que Solaire a dans les vagues
de cette mer l'été dernier,
parait-il, laissé tomber.
— Mais, mon cher, rien n's'y oppose! –
s'écrie-t-elle, – car de la chose
je me crois bien au courant.
Attends-moi un petit instant.


Ce disant, la vieille baleine
qui était aussi la reine
du grand peuple des poissons
plonge à toute vitesse au fond
de la mer, où elle appelle
à grands cris sa garde fidèle:
les énormes esturgeons.
Ils accourent vivement et font
haie autour de leur maîtresse;
et celle-ci alors s'empresse
de leur dire en peu de mots
ce que veut avoir Jeannot.
De trouver la bague ils jurent
et repartent à vive allure.

V.Milachevski, 'La baleine donne l'ordre aux esturgeons'

Mais voici qu'une heure après
ils reviennent tout essoufflés,
l'air penaud et l'oreille basse,
raconter que, de guerre lasse,
ils ont dû abandonner
leurs recherches sans rien trouver.

— Pardonne-nous, ô notre Reine!
Nous en sommes pour notre peine, –
dit le chef des esturgeons. –
Il n'y a que le goujon
qui pourrait encore peut-être
sur les traces d'cette bague nous mettre.
Il furète partout, tu sais!
Mais voilà que comme exprès,
nul ne sait où il se cache...


La Baleine alors se fâche
et s'écrie:
— Mort ou vivant,
qu'on le trouve immédiatement!


Effrayés, les gardes s'en furent
vite trouver le vieux Silure
qui était en ce moment
Directeur du Département
des Recherches et qui fit faire
un décret sur cette affaire.
Le maquereau (jeune scribe très beau)
l'écrivit sur un turbot
aplati en feuille bien mince.
L'écrevisse, avec ses pinces,
le plia, mit les cachets
et, munis de ce décret,
deux dauphins, deux braves gendarmes,
s'en allèrent sonner l'alarme
aussitôt par toutes les mers
et les fleuves de l'univers
en criant:
— Silence! Silence!
Écoutez tous l'Ordonnance
de la Reine des Poissons
qui enjoint au Sieur Goujon
sous menace de graves poursuites
de venir la voir de suite!

V.Milachevski, 'Le silure et les dauphins'

Répétant cela partout,
jusque dans les bouches d'égouts,
consciencieux, ils enquêtèrent,
arrêtèrent et questionnèrent
des milliers de petits poissons:
rien à faire! Du Sieur Goujon
ils ne purent trouver la trace...
En songeant à la menace
de la peine qui les attend,
nos dauphins nagent, tristes et lents
(car ils ont perdu courage),
quand soudain un grand tapage
au fin fond d'un petit étang
les émeut et les surprend.


Redoublant de vigilance,
ils y plongent et ont la chance
d'y trouver enfin celui
(le Goujon, le vieux bandit!)
que partout en vain ils cherchent.
En dispute avec une perche,
il envoie d'abord froidement
promener les deux agents
et, malgré leurs uniformes,
leur dit "Zut" sans autres formes!

P.Kotcherguine, 'Le goujon et la perche'

Mais ceux-ci par le collet
le saisissent et du décret
de la Reine Baleine l'instruisent.
Puis, très fermes, ils lui disent:
— Nous devons vous arrêter! –
et l'entraînent sans plus tarder.
Le Goujon crie:
— Je proteste!
Permettez, messieurs, qu'je reste
en arrière un petit moment
pour rosser incontinent
cette sacrée mégère de Perche:
y a trop longtemps qu'elle m'cherche!
Savez-vous ce qu'elle a dit
l'autre jour à des amis
de ma douce môme, la Carpe?..
Ah, vivement que je l'écharpe!

V.Milachevski, 'Les dauphins et le goujon'

Mais les deux gardiens d'la paix
nagent dare-dare sans l'écouter
et au bout d'une heure l'amènent
au palais de la Baleine,
où ils livrent le Goujon
au Préfet des Esturgeons.
Ce dernier le morigène,
puis l'envoie devant la reine
qui déjà depuis longtemps
l'attendait en maugréant.
En voyant son impatience
et s'sentant sur la conscience
bien des crimes, le vieux roué
aussitôt tombe à ses pieds en criant:
— De votre Grâce
humblement j'implore ma grâce!

V.Milachevski, 'Le goujon devant la baleine'

Ce à quoi la reine répond:
— Tu l'auras, mon brave garçon.
Mais d'abord trouve-moi la bague
que Solaire a dans les vagues
de cette mer l'été dernier,
tu le sais, laissé tomber.
— Entendu, – dit-il, – ma mère.
C'est une chose facile à faire.
De ce pas, tout droit j'y cours!


Mais d'abord il fait la cour,
Le vieux coq, à une soubrette,
la gentille et svelte crevette,
et (histoire de s'amuser!)
à dix moules il casse le nez;
en un mot, se fiche du monde!..
Puis, plongeant au fond de l'onde,
à l'endroit qu'lui seul connaît,
il déterre un petit coffret
dans lequel, pour faire une blague,
il avait caché la bague.


Mais, ayant perdu la clef
il lui faut maintenant monter
le coffret, et il s'efforce
de le faire; toutefois, ces forces
sont trop faibles, et, pestant,
il appelle les braves harengs.
Ces derniers, de très bonne grâce,
aussitôt arrivent en masse,
et pendant un bon moment
on n'entend plus que des "Han!"
des "Hop-là!", des "Vas-y ferme!"
et parfois même d'autres termes
d'un langage encore plus fin.
Tout cela, d'ailleurs, en vain!

V.Milachevski, 'Les harengs tirent le coffret'

Le Goujon alors se fâche:
— Tas de nouilles! – crie-t-il; puis lâche
une bordée de gros jurons
et appelle les esturgeons.
Deux d'entre eux dare-dare descendent
voir c'que c'est et chassent la bande
inutile des petits harengs;
puis sans peine, comme en jouant,
ils soulèvent la lourde cassette.
— Beau travail! Vive les athlètes!
Vive la race des esturgeons! –
clame, ravi, le vieux goujon
qui ajoute:
— Montez donc vite
et portez cette caisse de suite
chez la reine, qui va l'ouvrir.
Quant à moi, je veux dormir...

Les esturgeons et le coffret

Cela dit, il se débine
pour courir, on le devine,
tabasser son ennemi,
la vile Perche... Toutefois, ceci
d'le jurer, ma foi, je n'ose.
Je passe donc à d'autres choses.


Sur la plage déserte, notr' Jean
se morfond, en attendant
le retour de la Baleine,
et ce n'est qu'avec grand-peine,
en fixant la sombre mer,
qu'il maintient les yeux ouverts.
À côté de lui, sommeille
(par les courses de la veille,
malgré tout, un peu fourbu!)
son fidèle poulain bossu.
Très anxieux, Jeannot grommelle:
— Mais, voyons, où reste-t-elle,
cette Baleine? Ah, je crains fort
qu'elle s'est ri de moi. J'eus tort
certainement de tout lui dire
au sujet de ces navires,
sans d'abord...


Mais tout à coup,
au milieu d'un grand remous,
reparaît l'énorme tête,
toute ruisselante, de la bonne bête,
le coffret entre les dents.
Elle le jette aux pieds de Jean,
sur la grève où meurent les vagues,
et lui crie:
— C'est là, ta bague!
Faute toutefois de serrurier,
je n'ai pu m'en assurer.
Espérant que nous sommes quittes,
sans remords maintenant j'te quitte.
Au revoir! Mais, si des fois
ton anneau ne s'y trouve pas,
tu n'auras qu'à me le dire...

La baleine apporte le coffret'

Cela fait, la vieille chavire
sur elle-même et disparaît.
Jean s'approche du petit coffret,
l'examine, méfiant, le tâte...
De l'ouvrir il a grande hâte,
mais comment y parvenir?..
— Eh, mon vieux, assez dormir! –
s'écrie-t-il, et par l'oreille
empoignant le petit, l'éveille. –
Vite, mon cher! J'ai grand besoin
de ton aide...

N.Kotcherguine, 'Ivan et le coffret'

Le petit poulain
éternue, toussote, s'étire
et avec un fin sourire
lui demande:
— Ah? Qu'y a-t-il?
— Il y a que sans outils
je ne puis ouvrir ce coffre!
— Toi, bien sûr; mais moi, je m'offre
de le faire en un instant, –
lui dit l'autre, en s'esclaffant.
Il se lève alors, s'approche
du coffret, et lui décoche
un tel coup de son sabot,
qu'en milliers de petits morceaux
le couvercle vole; la bague
en jaillit!.. Jean crie:
— Sans blague,
mon ami, quel maître-coup! –
et lui saute de joie au cou.


Ramassant la bague, ensuite
ils reprennent leur route bien vite
et arrivent le lendemain
à la cour de bon matin.


Le vieux roi à leur rencontre
court vivement, et Jean lui montre,
victorieux, le bel anneau
qu'il rapporte du fond des eaux.
Enchanté, le roi l'embrasse
(ce qui est une très grande grâce
qu'il n'octroie que fort rarement!),
puis se rend, tout rayonnant,
chez la jeune princesse Solaire
et lui dit:
— J'ai ton affaire!
J'espère donc que, sans tarder,
on pourra maintenant s'marier:
c'est que j'aime ma petite poupoule,
même quand elle se met en boule!
C'est vraiment plus fort que moi,
et je meurs d'amour pour toi!


Mais Solaire, sans lui répondre,
dans une crise de nerfs s'effondre,
et le roi, tout ahuri,
ne sachant plus quel parti
il doit prendre, lui demande:
— Mais qu'as-tu? Sur ta demande
en trois jours de temps seulement
(qui pourrait faire mieux, bon sang?!)
cet anneau, perdu dans l'onde,
on t' l'apporte du bout du monde!
Or, au lieu de m'embrasser,
tu te mets à pleurnicher!
— Que veux-tu, – lui dit Solaire, –
je ne puis vraiment me faire
à l'idée que mon époux
ne sera qu'un vieux hibou,
déplumé et misérable!
Songe que moi, j' n'ai pas quinze ans;
quant à toi, c'est certes cent
que t'auras la semaine prochaine!
Si les autres rois apprennent
ton projet si peu sérieux,
ils rirons de toi, mon vieux!


— Qu'ils essaient seulement, les traîtres!
Je saurai vivement les mettre
tous au pas! J'exterminerai
toute leur race, si ça me plaît! –
crie le roi, en grande colère.
— Pas si fort! riposte Solaire. –
Admettons que tu dise vrai;
même si tout le monde se tait
et si toi, tu ne recules
devant tant de ridicule,
pourras-tu, mon pauvre ami,
réellement faire un mari?
— Pourquoi pas? Je suis, que diable,
tu l'verras, encore capable
de prouesses qui t'étonneront! –
répond-il. Mais elle crie:
— Non! Je suis belle et désirable;
toi, t'es vieux et détestable,
je dirai même – répugnant!..
Et la fleur de mon printemps –
tu voudrais que je la donne
à une si odieuse personne?
Tu es fou, je te le dis!


Mais le vieux, qui est marri
cruellement par ces paroles,
lui répond:
— C'est toi la folle!
Tu oublies, peste ! que je peux
te contraindre, si j'le veux?
Mais voulant que tout se fasse
à l'amiable, de bonne grâce
j'attendais, pour nous unir,
que...
— Non-non! J'aime mieux mourir!
T'es trop vieux! – répète Solaire. –
Il n'y a rien, oh, rien à faire,
tant que tu resteras courbé,
chauve, chassieux et tout ridé!
— Que veux-tu, ma chère princesse, –
dit le roi. – Une seule jeunesse
nous échoit, dans c'monde, une fois!


Mais Solaire réplique:
— Non pas!
À toute chose il y a remède,
même à l'âge; et je possède
le secret de rajeunir
(si cela est leur désir!)
les vieillards les plus infirmes.
Si tu m'aimes, comme tu l'affirmes,
ce remède, tu l'essaieras
sans tarder, et retrouveras
tous tes charmes juvéniles.
C'est d'ailleurs chose très facile,
car, en somme, il ne s'agit
que d'un bain...


Le roi bondit:
— Mais d'un bain de quoi, ma reine?
Ah, vivement que je le prenne!


Et Solaire, en souriant,
répondit:
— De lait bouillant.


Aussitôt le vieux se lève
et ordonne en phrases brèves
qu'on appelle son aide-de-camp.
Jean s'amène et, nonchalant,
lui demande d'une voix maussade:
— Eh bien, quoi? Quelle ambassade
veux-tu donc m'confier encor?
Tu y vas vraiment trop fort,
et si c'est pour un voyage,
comme tantôt, dans les nuages,
rien à faire: je n'marche plus!
Car je suis encor perclus
de tes courses; tu sais, j'en bave!
— Non, c'est autre chose, mon brave, –
dit le roi en souriant, –
je voudrais tout simplement
te faire faire en ma présence
une certaine petite expérience
qui, d'ailleurs, mon cher ami,
(tout au moins à ce qu'en dit
la princesse ici présente!)
ne serait pas fatigante;
car ce n'est, en somme, cher Jean,
qu'un petit bain de lait bouillant.


— Quoi? – fait Jean. – Mais tu divagues!
Bain de lait? Bouillant? Sans blague!
Autant dire un bain de feu!
Mais si t'es tellement curieux
de ce drôle de baptême,
essaie-le plutôt toi-même.
Quant à moi, mon vieux, merci!..


De ce ferme ton surpris
le vieux roi ne sait que faire,
puis se met en grande colère
et rugit:
— Ah, c'est comme ça
que tu traites maintenant ton roi!
Que m'faut-il encore entendre?
Tu préfères peut-être pendre
au gibet, les yeux crevés?
Ou tout vif être écorché?..


À ces mots, Jeannot s'incline,
terrifié, et se débine
pour courir, bien entendu,
voir son petit poulain bossu.

N.Kotcherguine, 'Ivan avec son cheval'

Ce dernier, voyant les larmes
de son maître, s'en alarme
et demande en l'embrassant:
— Qu'y a-t-il encor, mon Jean?
— Il y a qu'il veut me pendre,
ce vieux fou, ou me faire prendre
(ah, le choix n'est pas brillant!)
un petit bain de lait bouillant, –
dit Jeannot.
— Oh-oh, mon brave,
cette fois-ci la chose est grave! –
lui répond le petit poulain. –
Cependant, c'n'est pas en vain
que je suis un cheval magique!
Et d'ailleurs, elle est unique,
l'occasion que j'entrevois
d'en finir avec le roi.
Profitons-en coûte que coûte!..
Et maintenant, mon cher, écoute:
chez le vieux reviens vivement
et dis-lui que tu consens
à tenter son expérience.


Pour cela, que l'on commence
par chauffer une cuve de lait
sur un feu qu'à cet effet
on dressera sur la grand'place.
Sans t'en faire et de bonne grâce
approche-toi de ce bûcher;
mais avant de te jeter
dans la cuve, supplie ton maître,
le vieux roi, de te permettre
de me dire adieu. Alors
je m'amène et j'souffle fort
sur le lait, pour lui faire prendre
la vertu magique de rendre
les jeunes gens beaux comme des dieux.
Tu verras!... Mais pour les vieux
son effet restera terrible!
Plein d'un zèle compréhensible,
te voyant si beau, le roi
dans la cuve de lait t'suivra;
mais tandis que ta jeunesse,
ta beauté et ta sveltesse
grandiront, Sa Majesté
périra comme un damné!


Jean répond:
— Je te confesse
que ce plan hardi me laisse
tout de même un peu rêveur;
de ce bain trop chaud, j'ai peur!
Mais je sais par expérience
que je peux te faire confiance.
Je m'en vais donc de ce pas
m'arranger avec le roi.


Ce dernier se met à rire
en voyant Jeannot:
— Mes sbires
te cherchaient précisément, –
lui dit-il, – mais tu consens
à tenter cette expérience,
je le vois. Alors, bonne chance!


Jean répond:
— Mais oui, ce bain,
je l'prendrai demain matin...


Le lendemain sur la grand-place,
où la foule accourt en masse
et se presse en rangs serrés,
un bûcher se trouve dressé.
Vis-à-vis une vaste estrade
sur laquelle en grande parade
(son armée postée autour)
siège le roi avec sa cour.
À côté de lui, Solaire
resplendit, belle et altière,
comme une rose ou un pavot
à côté d'un vieux crapaud;
et la foule qui les regarde,
sur le roi parfois hasarde
des propos qui, certainement,
ne sont pas des compliments!..


Mais voilà qu'un grand silence
tombe soudain: Jeannot s'avance
vers la cuve et, sans broncher,
monte lentement sur le bûcher,
d'où au roi il dit:
— Ô Maître!
Tu voudras, j'l'espère, permettre
que j'embrasse, avant ce bain,
mon ami, le petit poulain?


Et le roi d'un air amène
lui répond:
— C'est bien. Qu'il vienne.


Notre petit poulain bossu
monte alors, comme convenu,
vers la cuve et de son souffle
le plus fort vivement y souffle,
pour en rendre le lait chaud
profitable à son Jeannot.
Ce dernier se déshabille
(ce qui fait rougir les filles!)
et s'élance ensuite bravement
dans le flot de lait bouillant;
puis en sort, plein d'allégresse,
et salue la belle princesse
(qui, charmée, le mange des yeux),
svelte et beau comme un jeune dieu!

N.Kotcherguine, 'Ivan sorti du chaudron'

— Nom d'un nom! Oh! Fichtre! Mince!
Le voilà plus beau qu'un prince! –
crie le peuple, tout surpris...

N.Kotcherguine, 'Ivan sorti du chaudron'

Aussitôt le roi, ravi
lui aussi, se déshabille
(sans toutefois troubler nulle fille!);
dans la cuve il court se j'ter...

N.Kotcherguine, 'Le tsar va dans le chaudron'

et y meurt, ébouillanté!

N.Kotcherguine, 'Le tsar reste dans le chaudron'

Ce voyant, la jeune princesse
à la foule alors s'adresse
et lui dit:
— Le roi n'est plus!
(ce dont nul n'est trop ému)
Voulez-vous de moi pour reine,
voulez-vous que je vous mène
vers la paix et le confort?
Si c'est oui, un prince-consort
je choisis!
Et, souriante,
c'est Jeannot qu'elle leur présente.
— Oui! Bien sûr! Mais certainement!
Vive la reine et vive son Jean! –
crie la foule. – Quelle riche affaire!
Vive Jeannot et vive Solaire!


Il lui prend alors la main
et, suivis du petit poulain
qui soutient leur traîne d'hermine,
vers l'église ils s'acheminent.
Toute la cour, sans se soucier
du roi mort, en rangs serrés
à leur suite gaiement s'avance...
Entouré d'une foule immense,
le cortège arrive ainsi
à l'église où, bien qu'surpris,
l'archevêque avec ses diacres
sans tarder, procède au sacre.

N.Kotcherguine, 'Ivan et la princesse se marient'

Après quoi, un riche festin
fut donné: jusqu'au lendemain,
tant qu'on fut encor capable
d'avaler, autour des tables
on resta. J'en fus aussi:
de grands crus me furent servis.
Par malheur, souffrant d'la goutte,
je n'en bus même pas une goutte.

Le festin

Et sur ce, je puis enfin
en grosses lettres mettre:
FIN.

N.Kotcherguine, 'Le festin'

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